Le traité transatlantique (TAFTA) va-t-il délocaliser notre justice à Washington ?
Source : Le Monde.fr du 15.04.2014 par Maxime Vaudano
« Jusqu’où pouvez-vous descendre [vos standards] ? », demandent les Verts européens lors d’une protestation contre le traité transatlantique TAFTA, le 26 mars à Bruxelles.
Les Décodeurs décryptent le traité de libre-échange transatlantique TAFTA, actuellement en négociation entre Bruxelles et Washington.
Le principal cheval de bataille des opposants à TAFTA concerne le mécanisme de règlement des différends des entreprises (ESDS, ou investor-state dispute settlement).
De quoi s’agit-il ?
Ce type de disposition est présente dans de nombreux traités de libre-échange. Elle a pour but de donner plus de pouvoir aux entreprises face aux Etats, en permettant par exemple à une multinationale américaine d’attaquer la France ou l’Union européenne devant un tribunal arbitral international, plutôt que devant la justice française ou européenne.
L’instance privilégiée pour de tels arbitrages est le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), un organe dépendant de la banque mondiale basé à Washington, dont les juges sont des professeurs de droit ou des avocats d’affaire nommés au cas par cas (un arbitre nommé par l’entreprise, un par l’Etat, et le troisième par la secrétaire générale de la cour). La plupart du temps, ce type d’arbitrage exclut toute possibilité de faire appel.
Ce que les adversaires de TAFTA disent
« Grâce à TAFTA, les entreprises américaines d’exploitation pourront porter plainte contre l’Etat qui leur refuse des permis, au nom de la libre concurrence », assurent les Jeunes écologistes français. Permis d’exploitation de gaz de schiste, OGM, normes alimentaires, monopole de l’éducation nationale, standards sociaux : ce système de règlement des différends pourrait devenir, selon le porte-parole des Verts européens Yannick Jadot, un « cheval de Troie » des Américains, qui leur permettrait de faire tomber des pans entiers de la régulation européenne en créant des précédents juridiques devant la justice privée.
Pourquoi cela pourrait être vrai
Le principe d’introduire un mécanisme de règlement des différends des entreprises (ESDS), soutenu par les Etats-Unis, a en effet été accepté par les Etats européens. Le mandat de négociation délivré en juin 2013 par les ministres du commerce européens à la Commission stipule :
« L’accord devrait viser à inclure un mécanisme de règlement des différends investisseur-État efficace et à la pointe, assurant la transparence, l’indépendance des arbitres et la prévisibilité de l’accord, y compris à travers la possibilité d’interprétation contraignante de l’accord par les Parties. »
Toutefois, cette disposition polémique a suscité une telle mobilisation que l’Europe pourrait faire marche arrière. Le 21 janvier, le commissaire européen au commerce, Karel de Gucht, a décidé de suspendre les négociations avec les Etats-Unis sur l’ESDS, le temps de lancer une consultation publique en ligne, qui durera jusqu’à 21 juin. Une manière de désamorcer la contestation et d’éviter que le sujet ne pèse sur les élections européennes du 25 mai.
Bruxelles est-elle pour autant disposée à retirer cette procédure du traité ? Pas vraiment, à en croire le même Karel de Gucht, qui affirme souhaiter que la consultation « améliore » l’ESDS, sans jamais évoquer une possible suppression.
Pressés par l’opinion publique, les gouvernements des Etats européens se montrent moins inflexibles, et leur avis sera déterminant dans la ratification finale du traité. En mars, la secrétaire d’Etat allemande à l’économie Brigitte Zypries déclarait que Berlin était désormais opposé à l’ESDS. En France, la ministre déléguée au commerce extérieur, Nicole Bricq, avait déjà plusieurs fois répété que la France n’était « pas favorable à l’inclusion d’un tel mécanisme », avant de passer la main à Fleur Pellerin en avril.
Pourquoi cela pourrait être grave
L’expérience montre que le mise en place de mécanismes d’arbitrage international tend à favoriser les entreprises, au détriment des Etats. En effet, les entreprises obtiennent rarement gain de cause devant les juridictions des Etats qu’elles attaquent, à l’image du pétrolier Schuepbach, débouté par le Conseil constitutionnel quand il a contesté le moratoire français sur le gaz de schiste.
Délocaliser le règlement des différends des conflits vers une cour internationale place, à l’inverse, Etats et entreprises sur un plan d’égalité, favorisant du même coup les intérêts commerciaux, comme de nombreux précédents le confirment.
En 2012, l’Equateur a été condamné à payer 1,77 milliards de dollars à Occidental Petroleum par le Cirdi. Sa faute : avoir mis fin par une décision politique à sa collaboration avec le géant pétrolier après que celui-ci eut lui-même violé leur contrat. Le tribunal arbitral a jugé que cette décision soudaine violait le traité d’investissement bilatéral Etats-Unis-Equateur.
Autre exemple : le cigarettier Philip Morris a utilisé en 2010 et 2011 le mécanisme d’arbitrage pour réclamer plusieurs milliards de dollars de réparation à l’Uruguay et l’Australie, qui mènent des campagnes anti-tabagisme, contraires selon lui à leurs accords de libre-échange respectifs avec la Suisse et Hong-Kong.
Ce cas n’ont cessé de se multiplier au cours des vingt dernières années, avec la popularité croissante des accords de libre-échange. Sans garde-fous, l’introduction d’un ESDS dans le partenariat translatlantique pourrait donc coûter cher à l’Europe et la contraindre à abandonner certains de ses principes.