Les oubliés

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Dans les couloirs aseptisés de nos administrations modernes, l’être humain s’est peu à peu transformé en une simple donnée statistique, un point sur une courbe, une cellule dans un tableau Excel. Notre société, obsédée par les indicateurs de performance et l’optimisation à tout prix, a progressivement perdu de vue l’essentiel : l’humain dans toute sa complexité.

Les décideurs, confortablement installés dans leurs tours d’ivoire, manient des algorithmes et des tableaux de bord comme si la vie des citoyens pouvait se résumer à quelques formules mathématiques. Ils ont oublié que derrière chaque chiffre se cache une histoire, une souffrance, une aspiration. La standardisation à outrance des procédures administratives a créé un monde où l’exception n’a plus sa place, où la singularité de chaque situation est systématiquement niée au profit d’une efficacité froide et désincarnée.

Cette technocratie triomphante, peuplée d’énarques déconnectés des réalités du terrain, produit des politiques publiques qui ressemblent à des équations mathématiques plutôt qu’à des solutions adaptées aux besoins réels des citoyens. Les décisions sont prises à travers le prisme déformant des tableurs et des graphiques, comme si la complexité de la vie humaine pouvait être réduite à quelques variables quantifiables.

La violence de ce système réside dans son apparente rationalité. Sous couvert d’objectivité et d’efficience, il broie les individualités et standardise les parcours de vie. Les citoyens deviennent des « dossiers » à traiter, des « cas » à résoudre, des « numéros » à gérer. L’administration moderne a créé une distance telle entre le décideur et l’administré que l’empathie et la compréhension mutuelle sont devenues impossibles.

Cette dérive gestionnaire oublie la sagesse millénaire de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » Elle ignore que chaque situation est unique, que chaque difficulté mérite une attention particulière, que chaque citoyen porte en lui une dignité qui transcende les cases des formulaires administratifs.

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Il est temps de repenser fondamentalement notre approche de la gestion publique. Non pas pour rejeter toute forme de rationalisation ou d’organisation, mais pour replacer l’humain au centre des préoccupations. Les outils numériques et les méthodes de gestion doivent redevenir ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : des instruments au service de l’humain, et non l’inverse.

La véritable efficacité d’un système ne se mesure pas uniquement à sa capacité à traiter rapidement des dossiers, mais à son aptitude à répondre aux besoins réels des citoyens, à prendre en compte leurs situations particulières, à les accompagner dans leur singularité. Il est urgent de réhumaniser nos institutions, de recréer du lien entre les décideurs et les citoyens, de redonner sa place à la parole et à l’écoute.

Car au final, qu’est-ce qu’une société efficace si elle en oublie son humanité ? Que vaut une administration performante si elle déshumanise ceux qu’elle est censée servir ? La véritable modernité n’est pas dans la déshumanisation technologique, mais dans notre capacité à utiliser les outils modernes tout en préservant ce qui fait notre humanité : notre capacité d’empathie, notre aptitude à comprendre la complexité des situations individuelles, notre volonté de traiter chaque être humain comme une fin en soi et non comme un moyen.

Les oublies

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